21 novembre 2021 par Jean Mermoz
[ Peinture : « Le discours de dénonciation du cabinet Katsura » (桂内閣弾劾演説), Yamao Hiroshi (山尾平), date inconnue ]
C’est dans l’habituel désintéressement médiatique concernant la politique japonaise que, le 31 octobre dernier, se sont tenues au Japon les élections pour la 49ème législature de la chambre basse. Alors que nous sommes en train d’assister depuis deux mois à une véritable révolution de palais validée par les urnes qui pourrait représenter un tournant fondamental dans la politique japonaise pour la décennie à venir, je suis malheureux de constater que, comme de d’habitude, la politique japonaise, souvent mal comprise, est rabaissée à la vision réductrice d’un parti unique qui serait systématiquement au pouvoir depuis 70 ans, pour lequel les gens voteraient docilement comme s’ils étaient idiots, tant et si bien que nul ne daigne s’y pencher.
Le moment consacré où, en vertu de l’article 7 de la Constitution, l’Assemblée est déclarée dissoute à la demande du premier ministre. C’était le 14 octobre 2021.
C’est naturellement ignorer combien au Japon, la science politique est une matière extrêmement riche, que de nombreux think tanks fort prolixes sont adossés aux partis et hommes politiques, et qu’à chaque élection, l’on s’interroge interminablement sur le sens de ce qu’il s’est passé dans chaque circonscription, chaque ville, chaque parti, l’on défriche méticuleusement chaque voix à la recherche de la fameuse « Volonté du Peuple » que l’on veut voir transparaître dans les suffrages, et l’on observe chaque parti réorganiser sa structure interne et ses jeux de pouvoirs en fonction de cette fameuse « Volonté du Peuple » que les uns essaient de comprendre, les autres, d’y faire honneur.
Chaque élection au Japon est le fruit de nombreuses interrogations, de remises en causes, de changement de cap ou de renforcements quand celui-ci semble validé par le vote populaire.
En réalité, peu de pays s’interrogent aussi sérieusement sur la nature de ses suffrages et le prennent autant au sérieux que le Japon, et c’est sans doute cette démocratie « chirurgicale », sérieuse et rigoureuse, professionnelle pour employer le mot, qui ennuie finalement les oreilles occidentales souvent bien plus attirées par les grandes idées, les moues des idéologues organiques, les discours aguicheurs et les personnalités exubérantes. Car le Japon, dans sa pratique de la démocratie, ne connaît rien de tout cela, ou si peu.
Si pour citer Nicolas Klein l’image clichée de l’Espagne est souvent cette « France en plus petit » avec son florilège d’images d’Epinal sur les « pays latins » inconséquents et sans cesse en train de s’effondrer sur eux-mêmes politiquement, l’image du Japon est cette image tout aussi absurde d’une sorte de paradis conservateur, fascisant même, où les gens ne penseraient pas, ne réfléchiraient pas, et voteraient mécaniquement pour le même parti au pouvoir « par obéissance », parti de droite et donc, cela va sans dire, preuve d’un pays « authentique » pour les gens de droite et « fasciste » pour les gens de gauche.
Je vais dans ce premier article sur le Japon présenter ce qui s’est joué lors des élections à la Chambre des Représentants de 2021, ceci afin que le lecteur ait une idée des forces en présence aujourd’hui dans la politique japonaise, et qu’il se familiarise avec la lecture qu’il s’agit d’adopter lorsque l’on parle des élections au Japon. Si besoin est, je pourrai un jour expliciter plus amplement cela dans un article radiographique expliquant les soubassements de la politique japonaise ainsi que son Histoire à la fois riche et complexe, car très technique et différente de notre vision du politique.
Ci-Dessous, les résultats traduits des élections du 31 octobre dernier à la chambre basse. Image empruntée au site de la NHK sur les élections. Les traductions sont de mon fait.
D’abord, il faut garder à l’esprit que le Japon est un régime parlementaire, et même, un régime d’Assemblée, si on admet comme définition du régime d’Assemblée un régime dans lequel un déséquilibre structurel existe à l’avantage du pouvoir législatif sur l’exécutif. L’Assemblée nationale, composée de deux chambres toutes deux élues au suffrage universel, est le cœur réel du pouvoir, et toute lecture politique doit se faire en partant du principe qu’un député est un homme de pouvoir du moment qu’il a voix au chapitre dans la prise de décision par une participation à la majorité qui tient les reines du gouvernement.
Il faut savoir que contrairement aux apparences, le PLD ou parti libéral-démocrate (自民党 jimintô), le fameux parti de gouvernement éternel du Japon, n’est pas en situation de gouverner seul. Il faut en effet pour gouverner seul et sans partage dans le système japonais une majorité dite « stable » (安定多数) d’environ 60% des sièges dans les deux assemblées, et même de préférence la majorité des deux tiers ; le PLD ne possède ni l’un ni l’autre ; quoiqu’il ait maintenu une majorité « stable » de 60% dans la chambre basse depuis une dizaine d’années maintenant, la chambre haute, renouvelée à 50% des sièges tous les 3 ans, lui reste hors d’atteinte sans coalition. L’image donc d’un PLD au pouvoir par la majorité absolue n’est qu’une illusion : dans la pratique du pouvoir, le PLD ne peut se séparer d’un allié de circonstance, qui est pour le moment le Kômeitô (公明党), parti issu d’une secte bouddhiste dans les années 60, son allié fidèle depuis 20 ans comme parti de gouvernement.
En second lieu, contrairement à l’Occident, les partis au Japon ne se définissent pas par des lignes idéologiques précises. Le socialisme a bien existé, mais les années 90 et la chute du mur furent son chant du cygne ; avec un seul siège à la chambre basse, le parti socialiste n’est plus que l’ombre de sa grandeur de jadis. Il est plus consensuel de dire que le Japon est revenu à une structure d’opposition bipartisane qu’il connaissait avant guerre, plus proche de ce que fut la structure politique Etats-unienne avant la décennie 2010, à savoir l’opposition entre deux partis centristes qui ont eux-mêmes des ramifications idéologiques variées, mais sont souvent plus centrées sur le pragmatisme et la pratique du pouvoir que sur des idéologies figées.
J’aime à employer la grille de lecture développée par le jeune politologue Ôi Akai : pour lui, l’opposition phare qui caractérise la politique japonaise d’après les années 90, est non plus une opposition entre « progressisme » de gauche (革新) et « conservatisme » de droite (保守) caractéristique de l’époque de l’après-guerre, mais entre « réformisme » (改革) et « conservatisme ancien» (守旧保守), lesquels vont au-delà du spectre droite gauche et sont souvent incarnés tous deux majoritairement par des partis que, chez nous, nous classerions à droite ou au centre. A cela faudrait-il ajouter que le Japon n’a sans doute jamais connu d’opposition entre droite et gauche au sens où l’Occident la connaît, notamment car, même du temps du socialisme, gauche et droite furent rarement comprises comme des oppositions idéologiques à partir de critères de politiques socio-économiques, mais comme des points de vue holistiques sur l’image que le Japon devait avoir de lui-même, soit une opposition hautement symbolique ayant trait à l’Histoire, au respect de la constitution ou à la relation qu’entretient le pays avec ses voisins et avec les Américains. Dans la réalité du pouvoir et des projets socio-économiques, « gauche » et « droite » ont souvent été beaucoup plus consensuelles qu’on le croit, notamment car le vrai mot d’ordre de la politique japonaise a souvent été la recherche du consensus ; la seule chose non-négociable étant l’image que le pays porte symboliquement sur lui-même, il n’est pas étonnant que l’opposition historique entre « gauche » et « droite » se soit construite non pas sur un programme socio-économique, mais au fond sur des symboles et sur les relations internationales.
Selon donc la grille de lecture que je viens d’évoquer, le « réformiste » est au contraire plutôt à la droite de la droite ou à gauche (typiquement, l’ex-premier ministre Abe Shinzô est un réformiste, mais très à droite sur le plan des symboles) ; le « conservateur ancien », qui cherche à faire survivre l’esprit du régime de l’après guerre, « conservatisme » au sens premier, est lui au centre. Ce sont des grilles d’analyse qui sont déroutantes pour un Français, tant et si bien qu’il faut prendre la précaution de les expliquer avant d’aller en avant (ceci d’autant plus que, si l’on devrait pousser le parallèle, les « conservateurs anciens » sont au contraire dans les extrêmes en France, là où le Japon présente un rapport inversé).
Si donc, à chaque élection, il se joue bien la question de savoir si les partis de l’opposition réussiront à dérober le pouvoir au PLD (chose qui n’est arrivée historiquement que très rarement), l’élection se joue moins sur un projet de société, qu’autour d’une question souvent consensuelle : « quel parti incarne le mieux les réformes que la société exige à l’instant T, est digne de votre confiance ? » ; de ce fait, à chaque élection sont scrutés les résultats de chaque parti, car l’on croit y voir une cartographie lointaine de la « Volonté du Peuple » (民意) contre lequel nul n’est autorisé de se dresser. L’on rappellera qu’au Japon, l’on appelle l’électeur « le Souverain » (主権者) comme en Suisse, ce qui dénote un respect de la volonté des électeurs rare et en contradiction avec l’image souvent véhiculée d’un Japon non-démocratique et vertical qui ferait fi des principes démocratiques (bien qu’il se trouve des gens dans la gauche japonaise pour penser cela de leur propre pays).
Les sondages pré-électoraux étaient clairs : un recul du PLD, lessivé par le ras-le-bol provoqué dans tous les pays par la gestion du COVID, et une avancée très nette de l’opposition, avec un parti Démocrate constitutionnel (立憲民主党, rikken minshutô) en forte augmentation et le « parti de la Réformation » (維新の会 , Ishin no kai) qui décolle. Pourtant, il en a été tout autre : si le PLD, certes, perd quelques sièges, il garde sa majorité stable à lui tout seul, tandis que le parti démocrate constitutionnel, lui, recule contre toute attente.
Comment expliquer un résultat aussi renversant, qu’aucun sondage n’avait prévu, d’un PLD qui se maintient étonnamment haut et d’une opposition qui s’effondre, nonobstant un troisième parti (le Ishin) qui reste, comme prévu, haut, et même plus haut que prévu ?
Commençons par analyser le cas du PLD, qui a certes perdu des sièges, mais demeure incontestablement légitimé au sortir d’une élection dont on le donnait pourtant perdant (on s’attendait à le voir avoir une majorité simple de peu).
Un élément contextuel qui a souvent été sous-estimé par les commentateurs étrangers, est la situation nouvelle dans laquelle se trouve le Japon depuis le 29 septembre 2021 ; à savoir que le Japon possède un nouveau gouvernement ambitieux, et c’est autour du programme de ce gouvernement que s’est jouée cette élection.
C’était il y a un an. Abe Shinzô à gauche passant la main de la présidence du parti à Suga Yoshihide, pour raison de santé.
En réalité, les un an du cabinet Suga furent une simple continuité du cabinet Abe en attente des élections générales.
Il ne faut donc pas interpréter les résultats positifs du PLD (majorité stable seul avec 261 sièges) comme fruit d’une demande de validation du gouvernement du PLD depuis dix ans sous Abe Shinzô (2012-2020) puis Suga Yoshihide (2020-2021), marqué par de profondes divisions dans la société ainsi que par la crise COVID qui fut terrible et fruit de mécontentements populaires comme partout ailleurs, mais comme un vote de confiance dans le programme présenté par le nouveau premier ministre désigné un mois plus tôt, Kishida Fumio. C’est aussi en raison de cela que, en dépit du fait que le PLD perde 15 sièges et que ses résultats peuvent être interprétés comme un échec relatif, nul ne demande la démission du nouveau président qui en vérité a fait mentir les sondages en s’en sortant largement moins mal que ce que ces derniers semblaient annoncer. Le peuple japonais lui a donné une chance, malgré le mécontentement ambiant autour du parti au pouvoir.
Il faut pour expliquer cette situation aller dans l’« esprit » qui guide le PLD en tant que parti de gouvernement, et qui explique sa prodigieuse longévité au pouvoir ; à savoir que le PLD, de par sa capacité naturelle à se remettre en cause et à organiser des alternances en son sein à travers le processus de renouvellement des têtes dirigeantes par des élections internes, est capable de sentir le sens du vent et mettre ou démettre les dirigeants au bon moment pour assurer la continuité du pouvoir. Au reste, les rares fois où le parti s’est trouvé trop lent à réagir devant des crises majeures, tel qu’en 1993 après l’éclatement de la bulle ou en 2009 avec la crise financière, cela n’a jamais manqué de se solder par un échec punitif avec une alternance. Jugé sur pièce, le « parti au pouvoir » est au pouvoir précisément car il sait changer de cap avant qu’on ne le démette.
Ainsi en septembre de cette année, après que l’ancien premier ministre Suga Yoshihide ait déclaré qu’il se retirait à la veille des élections générales, ce qui provoquait de facto une élection au sein du PLD pour le nouveau président (le premier ministre étant de facto le président du parti), se sont jouées des primaires fascinantes en cela qu’elles étaient les premières à poser la question lancinante à laquelle nul n’avait réponse, de l’introuvable « après Abe ». Suga Yoshihide ayant été ce que l’on pourrait appeler le secrétaire de cabinet de Abe durant toutes ces années, ce n’était pas à proprement parler « l’après Abe » mais sa continuité. Or pour la première fois, s’est réellement posée la question de quel visage prendrait le relais au lendemain du premier ministériat le plus long de l’Histoire du Japon, presque 8 ans, une longévité exceptionnelle dans le système japonais habitué à une durée de vie moyenne de cabinet de 2 ans.
Les quatre candidats aux élections internes pour la présidence du PLD en septembre 2021. De gauche à droite : Kôno Tarô, Kishida Fumio, Taka’ichi Sanae et Noda Senko.
Durant cette élection interne (dans laquelle les députés ont la part de décision la plus importante, puisque les députés sont le cœur du parti, mais à laquelle participent aussi les adhérents du parti), s’est joué un combat entre trois candidats potentiels à force égale : Kôno Tarô, l’homme favori des médias et présenté comme le candidat le plus populaire, ex-« ministre des vaccins » et ce faisant connu de toute la population, un réformateur dur connu pour avoir toujours été philosophiquement plus proche de l’opposition, sorte « d’opposition interne au sein du parti » (党内野党) ; Taka’ichi Sanae, députée jusque-là relativement anonyme soudainement mise sur le devant de la scène car recevant le soutien public de Abe qui la déclara être « son héritière » et devenant de facto l’icone de la droite conservatrice « dure » dont Abe était l’incarnation ; et enfin un tout petit homme, silencieux et réservé, effacé jusque-là mais patron de sa propre faction au sein du parti et s’étant déjà présenté pour la présidence auparavant : Kishida Fumio, sur lequel personne n’aurait parié avant les deux semaines précédant le vote.
Passionné par le combat qui se jouait entre « le populiste d’opposition » Kôno Tarô, recevant le soutien unanime de politiciens populaires du PLD que l’on pourrait qualifier « d’opposition interne » comme Ishiba Shigeru et Koizumi Shin’ichirô, face à Taka’ichi Sanae, cette « première femme premier ministre » potentielle mise en avant par Abe et représentant la continuité de la droite conservatrice dure qui avait pris le pouvoir de manière inespérée en 2012, nul ne vit ce petit homme sans allure faire son jeu, tandis qu’il gagnait en légitimé par deux aspects : le premier, sa sobriété et son absence de « coloration politique prononcée », une absence de revendication de leadership qui le rendait rassurant tandis que la primaire devenait une sorte de combat entre deux personnalités fortes (une « opposition interne populiste » réformatrice contre une « droite populiste » réactionnaire), et qui fit que le « marais » des députés se tournèrent naturellement vers lui ; le second, d’être l’homme qui, sans y paraître aucunement, proposait le programme économique le plus fortement en rupture avec Abe, puisqu’il proposait purement et simplement de revenir sur les « abenomics » et sur l’esprit général du néolibéralisme, et de se diriger vers un « nouveau capitalisme » de redistribution qui sonnait dans l’ère du temps, un « capitalisme japonais » qui jouait sur la nostalgie de l’ère Shôwa et de « quand tout allait bien », avant les tumultueuses années 90 et les « trente années perdues ».
Les paris furent pris, Kishida se faufila entre Kôno et Taka’ichi, et empocha la victoire « par effraction » d’une façon extrêmement similaire à ce qui se passa pour Abe en 2012, où Abe fut choisi « par défaut » pour éviter « l’opposition interne » que représentait Ishiba Shigeru ; mais les rôles sont inversés : là où Abe fut le conservateur dur qui mis au tapis l’opposition interne et « l’establishment centriste » par surprise, Kishida, lui, serait ce « centriste », ce « PLD à l’ancienne » qui reprend le pouvoir et met la droite conservatrice dure au tapis là où elle ne l’attendait pas, tout en renvoyant les rêves de l’opposition interne aux calendes grecques.
Il est important d’insister sur ce processus : Kishida, se présentant comme un « redistributeur » incarnant la nostalgie de ce Japon des années 60, Japon de « la période de haute croissance » où tout le monde était économiquement intégré quelque-part dans la société, représente une rupture avec les trente dernières années, qui furent marquées par des réformes institutionnelles de fond, la division de la société par les réformes sociales et économiques (que certains appellent « néo-libéralisme », ici dans sa variante japonaise), et une polarisation à travers la « droitisation du PLD » dont le champion fut Abe. Le message envoyé est clair : le PLD commence une nouvelle période « après Abe », et demande la confiance du peuple dans cette nouvelle voie. Pour la première fois depuis vingt ans, le Japon veut essayer de gouverner durablement au centre.
Rituel de nomination du nouveau premier ministre Kishida par la chambre basse, qui se lève sous les applaudissements. La constitution ne désignant pas de chef d’Etat qui nomme le chef du gouvernement, il revient à l’Assemblée de nommer en pleine souveraineté son chef de gouvernement.
Selon les catégories de Ôi Akai que j’ai proposées, Kishida est un « conservateur ancien ». Et il est le premier à prendre le pouvoir depuis que le cycle des réformes a été engagé. C’est sur ce pari inouï et inattendu, qu’il faut comprendre la confiance que lui a accordée le souverain au lendemain de son élection comme président du parti, et le maintien surprise d’un PLD fort au pouvoir. Je reviendrai plus tard sur ce que cela signifie ; regardons maintenant les résultats du côté des partis d’opposition.
Considérant que Kishida se présente comme un redistributeur et un protecteur des « pauvres », dans un climat politique qui avait été échauffé depuis 10 ans par la politique symboliquement très conservatrice de Abe et économiquement brutale puisque ne se préoccupant guère des plus démunis (là-dessus il représentait une continuité avec les réformes néolibérales malgré un certain keynésianisme financier), et cela d’autant plus que Kishida est très « tiède » sur toutes les revendications symboliques des ultra-conservateurs en sachant les mettre de côté, il existe un parti qui s’est retrouvé désarmé : le principal parti d’opposition, le parti Démocrate constitutionnel, qui avait engagé une stratégie de « virage à gauche » à travers une alliance inédite avec le parti Communiste.
A gauche, Edano Yukio, président du parti démocrate constitutionnel. A droite, Shi’i Kazuo, président du parti communiste japonais. C’était la première alliance jamais nouée avec le parti communiste japonais depuis sa création voilà un siècle.
L’idée était pourtant simple : s’opposant à la politique conservatrice dure de Abe, dont l’incarnation principale était la réforme de la constitution à laquelle ils étaient strictement opposés, la polarisation à droite engagée par Abe encouragea une polarisation à gauche pour la contrer ; le centre, qui est pourtant le lieu où se situe l’immense majorité de la population, s’est retrouvé sans champion ; et si la question s’était posée jusqu’ici de savoir qui pourrait l’aspirer à lui, la réponse fut rendue évidente lorsque le PLD, par surprise, choisit un premier ministre centriste dont le but était de panser les plaies ouvertes par le gouvernement Abe. Laissé orphelin de son ennemi obsessif, le parti Démocrate constitutionnel et son alliance inédite avec tout le spectre de la gauche radicale se sont retrouvés sans objet. Si l’alliance avec le Reiwa Shinsengumi (sorte d’équivalent du mouvement Cinq Etoiles en Italie) et le parti socialiste pouvait encore passer, il est certain que l’alliance avec le parti communiste, suspect de sympathie avec la Chine et la Corée du Nord, était autrement plus dure à avaler pour beaucoup de gens. Aux urnes, les électeurs se détournèrent d’eux, et ils enregistrèrent un échec que nul n’avait soupçonné, alors qu’on les donnait en augmentation dans tous les sondages.
Eux aussi perdirent une quinzaine de sièges. Mais eux n’étaient pas au pouvoir, et surtout, on leur avait promis une forte augmentation grâce à la « fédération citoyenne » des partis de gauche. Edano Yukio, le président du parti Démocrate constitutionnel et architecte de cette stratégie, fut acculé à la démission, comme l’exige la tradition politique au Japon lorsqu’un président ou premier ministre mène son parti à perdre trop de sièges ; car il ne faut pas oublier que dans un régime d’assemblée, chaque siège est précieux, et les partis sont structurés autour des groupes d’intérêts que représentent les députés. Perdre un siège, c’est prendre la responsabilité de camarades qui tombent au combat. Des élections internes sont organisées, mais il ne fait aucun doute que l’alliance avec le parti communiste risque d’être questionnée ; l’on assiste donc, là aussi en symétrique, à une potentielle re-centrisation du parti Démocrate constitutionnel, qui n’a plus d’intérêt de se battre à gauche du moment où le PLD lui-même abandonne la stratégie des ultra-conservateurs qui avaient pris le pouvoir en son sein. Une fois encore, toute élection au Japon se joue là où se discute le consensus du moment.
Tamaki Yû’ichirô du parti Démocrate populaire présentant son programme devant les caméras. S’isolant de la fédération citoyenne, il passe de 8 à 11 députés et réalise son pari de survivre hors de l’alliance à gauche.
Là-dessus, il convient de saluer la résistance pugnace du parti Démocrate populaire, qui a augmenté son nombre de députés pour passer de 8 à 11 députés, seul parti de gauche à être resté hors de la « fédération citoyenne » tendant pour lui trop à gauche. Jugé au départ comme un parti trop centriste et refusant égoïstement l’union pour réaliser l’alternance, il est le seul parti de gauche à recevoir un fort soutien de la jeunesse politisée de par sa modération vue comme constructive avec un programme économique réfléchi, face au reste de l’opposition obnubilée par le seul motif de vaincre le PLD ; nul doute que, au demain d’une élection qui a révélé l’échec de la stratégie d’alliance avec les communistes, le jugement porté sur son président, Tamaki Yû’ichirô, sera sans doute beaucoup plus respectueux, sa stratégie s’étant révélée payante malgré ses maigres moyens.
Pourtant étrangement, un parti qui se présente lui-même comme réformateur et radical tire son épingle du jeu par ce recul relatif du PLD et du parti Démocrate constitutionnel : le parti de la Réformation (維新の会), ou « Ishin ». Passant de 11 à 41 députés, ce dernier quadruple sa mise et se met en situation d’être le second parti d’opposition derrière le parti Démocrate constitutionnel qui est tombé à 96 sièges.
Le président du Ishin Matsui Ichirô, également maire d’Ôsaka, présentant le nombre inattendu de nouveaux élus devant les caméras au soir de l’élection.
Surtout, de par son positionnement à droite comme « parti réformiste de droite », relativement libéral, compatible idéologiquement avec les ultra-conservateurs et avec nombre de principes du « néolibéralisme » japonais dans la mesure où il s’agit d’un parti né localement à Ôsaka dans le sillon des « gouverneurs réformateurs » des années 90 / 2000 qui répondait à l’esprit de ce temps, le Ishin est largement candidat à une alliance de gouvernement avec le PLD. Ceci d’autant plus qu’ils sont partants à l’idée de réformer la constitution, laquelle réforme exige la majorité des deux tiers des deux assemblées, majorité introuvable qui aura toujours empêché Abe de faire cette réforme qu’il souhaitait tant.
A dire vrai, on se demande alors presque pourquoi le PLD ne se débarrasse pas tout de suite du Kômeito, parfois trop redistributeur et pacifiste, pour se jeter dans les bras du Ishin libéral et conservateur, puisque le Kômeito, de par sa nature de parti religieux, est hostile à une réforme de la constitution qui impliquerait un recul officiel du caractère pacifiste de la constitution japonaise, gênant l’ambition réformatrice de l’aile droite du PLD en dépit de sa participation au pouvoir.
En gardant cela à l’esprit, Kishida pourrait stratégiquement se rapprocher du Ishin un temps pour « faire » une fois pour toute la réforme de la constitution, et couper l’herbe sous le pied aux ultra-conservateurs de son propre parti ; ceci d’autant plus qu’il ne peut être soupçonné d’avoir un engagement affectif et idéologique dans cet acte, là où Abe et les ultra-conservateurs mettaient un aspect symbolique très fort dans cette réforme qui devait littéralement inaugurer « la fin du régime de l’après guerre » (戦後レジームの終焉), puisque devant être dans leur esprit un toilettage intégral et philosophique de la constitution rédigée par les Américains en 1946 et inchangée depuis lors. Il va sans dire qu’une réforme de la constitution engagée par Kishida n’aurait rien à voir avec de telles ambitions, et ne reviendrait que sur des détails techniques et consensuels, tout en satisfaisant le symbole de réformer la constitution.
Il est probable que le PLD se dirige vers le Ishin, mais pour le moment, est gênant le fait qu’à la chambre haute, le Kômeito reste un allié indispensable, le Ishin y étant un micro-parti. Surtout, il faut réfléchir à long terme : si le Ishin a augmenté brutalement son nombre de sièges, il faut s’interroger sur « pourquoi » les gens ont voté pour lui. Car le Ishin a déjà fait jusques 50 sièges par le passé, durant notamment la législature de 2012.
En vérité, le vote du Ishin me fait penser à maints égards à ce que Pierre-Yves Rougeyron disait considérant le vote écologiste en France durant les élections intermédiaires : sans vouloir leur manquer de respect, il s’agit ni plus ni moins que d’un « vote de l’absence de vote ». Lorsque les gens ne savent pas pour qui voter, ils votent Ishin. Le parti Démocrate constitutionnel était trop à gauche et n’inspirait pas confiance à cause de l’alliance avec les communistes ; et quant au PLD, le changement de président n’était pas un alibi suffisant pour les gens qui ont perdu totalement confiance dans ce parti, notamment à travers la gestion du COVID critiquée comme partout ailleurs ; voter Ishin, c’est « voter tout de même », mais voter pour aucun des deux grands partis. Le score du Ishin est non pas le score du soutien réel derrière ce parti, mais la représentation chiffrée des mécontents des deux partis déçus de la gestion de ces dernières années. C’est aussi une façon de dire que, si le PLD et le parti Démocrate constitutionnel se ressaisissent d’ici là, les votes reportés sur le Ishin pourraient disparaître aussi vite qu’ils sont venus à lui. Tout du moins en théorie. Il ne faut donc pas surestimer la montée brutale du Ishin avant une seconde élection qui la validerait, laquelle ne viendra que l’été prochain pour les sénatoriales.
De ce point de vue le point le plus remarquable de cette élection, est plus que tout autre la défiance qui existe envers les anciennes élites, qui a paradoxalement lieu en même temps qu’une demande de re-centrisation de la vie politique. La population en a assez tant des anciennes élites, que de cette volonté de toujours réformer pour le plaisir de réformer, sans protéger les gens qui sont laissés sur le carreau par une société où la pauvreté augmente d’année en année et où les règles et protections économiques sautent les unes après les autres. Ceci est incarné notamment par trois élections « choc » : la défaite du grand politicien réformateur d’opposition Ozawa Ichirô (79 ans), de l’actuel secrétaire général du PLD Amari Akira (72 ans), et du membre remarqué de l’establishment du PLD Ishiwara Nobuteru (62 ans) dans leurs circonscriptions respectives. Si les circonscriptions proportionnelles ont sauvé le siège des deux premiers, il n’en demeure pas moins un choc de voir des « grands noms » de la politique désavoués ainsi dans leurs propres circonscriptions uninominales. Le message est très clair : les gens ne veulent plus des politiciens de l’ancien monde. Le vote pour le Ishin, un parti réformateur certes populiste mais surtout très jeune et implanté localement à Ôsaka donc loin des jeux de pouvoir traditionnels, est un avertissement. La re-centrisation en cours, est aussi un appel vers de nouvelles élites plus responsables qui mettent fin à la période politique tumultueuse des années 90 à 2020 ; c’est du moins ce que doit essayer de consolider Kishida désormais.
Kishida, entouré à gauche de son nouveau ministre des Affaires étrangères Hayashi Yoshimasa lui aussi membre de sa faction, et à droite de Noda Senko devenue ministre missionnée à la lutte contre la baisse démographique et à l’égalité homme-femme. Pour Kishida, il est important de former aux hautes fonctions une nouvelle série d’hommes politiques qui lui succèderont et permettront « l’alternance » durable d’un PLD aux élites dirigeantes séparées de l’héritage laissé par Abe.
Ce que nous disent ces élections, c’est donc de mon point de vue deux courants généraux qui ont lieu en ce moment au Japon, et un courant potentiel dont il revient aux responsables politiques au pouvoir de le réaliser avant qu’il ne soit trop tard.
Le premier courant est un courant de centrisation, car la population est fatiguée d’oppositions trop extrêmes quand la société, elle, est en crise. Il faut à ce titre rappeler que la nouvelle génération au Japon est certes majoritairement dépolitisée, mais que la partie politisée de celle-ci est largement conservatrice au sens d’une demande de stabilité et de protection, un conservatisme « sage ». Elles sont fatiguées des oppositions historiques de la politique japonaise, maintenues par les anciennes générations, qu’elles voient comme surannées. Notamment, la volonté de refuser l’augmentation des budgets militaires et de maintien d’un pacifisme « idéologique » à gauche paraissent hors de propos alors que la Chine étend son influence et menace parfois directement le Japon par des provocations à peine dissimulées.
Le second courant est un mouvement de « sortie de cycle », où l’on souhaite entamer un nouveau cycle politique en demandant aux politiciens des années 90 de tirer leur révérence. De quoi sera fait ce cycle reste un mystère, mais le Japon est dans l’impérieux besoin de se situer par rapport à la Chine qui émerge, face à des Etats-Unis qui demandent toujours plus au Japon pour toujours moins en échange. Ceci demande au Japon de prendre des responsabilités qu’il n’a jamais prises jusques là, et des mesures de défense aussi bien militaires qu’économiques et industrielles qu’il a trop longtemps rechigné à prendre en raison de la nature profondément pacifiste de la société japonaise.
La gauche a toujours tenu pour discours principal qu’une grande partie des malheurs qui arrivent au Japon, y compris les crises économiques majeures, sont le fait de décisions arbitraires des Etats-Unis ; et la droite, que même si ces désavantages sont réels, l’avantage général de participer à l’alliance états-unienne surpasse tous les défauts que présenteraient le fait de tourner le dos aux américains. Le Japon, peu importe la relation qu’il entretiendra avec la Chine (inimitié ouverte ou amitié froide), est devant désormais le même problème que les Etats-Unis de devoir réfléchir à un modèle économique de redressement face à une vraie menace, sortir du marasme de « son » néo-libéralisme, et réfléchir au modèle de société dont il a besoin pour rester indépendant de la Chine, réelle obsession des gouvernants. La question de savoir comment organiser cette société, préserver la société de consommation et de paix tout en se redressant face à un voisin belliqueux, sera sans doute la grande question à venir pour les gouvernants, même si la population, elle, ne réalise sans doute pas assez son importance et son urgence.
« Le moment est mûr : l’alternance interne », titre un livre qui avait prédit la montée de Kishida en 2018. Son titre est évocateur : « Le Kôchikai contre-attaque ». Encadrant Kishida, tous les précédents premiers ministres de la faction du Kôchikai qui firent l’Histoire du Japon des années 60 à 1993, lorsque le pouvoir leur échappa.
Le troisième courant qui reste à construire, enfin, est la possibilité d’édifier une nouvelle ère post-Abe qui soit une véritable « alternance » commençant avec Kishida, le début d’un cycle qui revienne aux origines de « l’ancien » PLD, le « bon vieux PLD », centriste, redistributeur, développeur, clientéliste avec les petits commerçants et petites entreprises, protecteur face aux grands trusts ; en un mot, la fin du « néo-libéralisme » japonais, contre lequel Abe ne s’est finalement jamais dressé en dehors d’un keynésianisme généreux pour les grosses et moyennes entreprises.
La population japonaise est très majoritairement centriste, et seules les crises peuvent la pousser à désavouer le pouvoir vers des solutions alternatives. Elle a suivi Abe dans son ultra-conservatisme uniquement car Abe apportait la stabilité, par regret d’avoir donné le pouvoir à l’opposition de gauche durant la législature de 2009-2012, laquelle déçut énormément par son amateurisme au pouvoir.
Comme l’explique le politologue Nakakita Koji dans son excellente somme sur l’histoire du PLD, ce dernier a connu une « droitisation » très brutale qui fait suite aux réformes structurelles des années 1990 ; le vide politique laissé par la destruction de l’ancien système politique, le démantèlement de l’Etat développeur centré sur les hauts fonctionnaires et des politiciens-clients très professionnalisés, et l’affaiblissement des réseaux de clientèles traditionnels au profil d’hommes politiques « forts », a encouragé la prise de pouvoir au sein du PLD d’une génération montante de politiciens ultra-conservateurs, descendants parfois directement des anciennes factions les plus conservatrices comme Abe (dont le grand-père, Kishi Nobusuke, est lui-même ancien premier ministre (1957-1960) et fondateur de la faction la plus conservatrice du PLD, le Seiwakai (清和会)), et qui profitèrent d’un mouvement général réclamant la démission des anciens politiciens et de l’ancien système politique pour combler le vide et prendre tous les pouvoirs. Car eux, qui avaient été exclus du pouvoir des années 70 aux années 2000, étaient finalement « vierges » d’une image trop négative, tout en étant au sein du PLD.
Cette révolution de palais reçut en même temps le soutien actif d’une jeune génération de gens politisés nés dans les années 1970 et 80, et victimes au premier chef de la terrible crise des années 90 ; naturellement conservateurs et même réactionnaires, ces « laissés pour compte » utilisèrent les nouvelles technologies, internet, qui se démocratisa dès les années 2000 au Japon, pour soutenir leurs candidats au sein du PLD, et encourager cette droitisation à tous les niveaux. Ce sont les fameux « droitards du net » japonais, les u-yoku (ネット右翼). On les estime à un ou deux millions de personnes durant les années 2010, ce qui en fait un groupe démographique conséquent et assez pour faire pression dans un pays où l’abstention stagne autour de 50%.
Mais l’agenda des ultra-conservateurs ne fut jamais l’agenda de toute la population, ni de tout le PLD. Il est le fruit d’une minorité politisée qui a cherché à donner sa propre solution à la crise, et qui était là au bon moment. On remarque cela au fait que, tout en étant le premier ministre avec sans doute le plus de pouvoir de l’Histoire du Japon depuis l’après guerre, Abe lui-même n’a pas été capable de faire aboutir la réforme constitutionnelle qui était pourtant le but de sa vie. Les oppositions internes tant au sein du PLD que du système politique, institutionnel et même démocratique japonais, ont empêché l’agenda des ultra-conservateurs de prendre forme alors qu’ils étaient au sommet du pouvoir ; inversement, durant les 8 ans de Abe, ils se sont mutés progressivement en gestionnaires attentifs et responsables, expliquant leur surprenante longévité en dépit de leur radicalité politique.
« Faire revenir le Japon », affiche de campagne de Abe Shinzô en 2012. Une affiche qui évoque presque le « Make America great again » de Trump, ou même un certain candidat potentiel à la présidentielle française.
Au fond, ils furent et ont toujours été cela : le remplissement d’un vide politique. Eux seuls pouvaient prendre le pouvoir. De même que ce n’est pas à son génie politique que Satô Eisaku dut de rester premier ministre presque 8 ans dans les années 60, ou Nakasone Yasuhiro durant les années 80, mais à un climat politique propice où la place était à prendre et cela arrangeait tout le monde qu’il la prenne, Abe, sans doute, est resté au pouvoir aussi longtemps car d’une il était compétent dans sa gestion, et de deux, nul n’était en mesure de prendre sa place dans le climat politique actuel. Jamais cependant ses victoires répétées aux élections ne furent un quitus donné à l’aspect idéologique de sa politique.
Kishida Fumio est devant un chantier énorme : se débarrasser de l’influence énorme que le Seiwakai a construit au sein du PLD, et ramener le PLD au centre, vers une politique plus redistributrice et plus « conservatrice à l’ancienne » au sens de la société d’après guerre dont il hérite de par sa faction. En effet, si Abe appartient à la faction ultra-conservatrice du Seiwakai, qui puise ses sources dans le premier ministériat de son propre grand-père, Kishida Fumio, lui, appartient à la non moins ancienne faction du Kôchikai (宏池会), faction centriste, libérale, redistributrice, dont le fondateur historique, Ikeda Hayato (1960-1964), est le premier ministre phare de la « période de haute croissance » japonaise, du « beau Japon » de l’époque Shôwa, souvent idéalisée ; l’équivalent évident des « trente glorieuses » en France. Une faction qui a construit, avec son autre allié libéral du Keiseikai (経世会), l’essentiel du Japon de l’après-guerre, et que l’on nomme en science politique japonaise « le courant conservateur principal » (保守本流). Largement discrédités par le réformisme des années 90 et les différentes luttes contre la corruption, l’Etat développeur dont ils étaient les artisans s’étant structuré autour d’un clientélisme bureaucratique et donc d’une corruption autorisée qui n’était plus acceptée par l’opinion publique, ces gens furent évacués progressivement du pouvoir. Ainsi, le dernier membre du Kôchikai à avoir été premier ministre avant Kishida fut Miyazawa Ki’ichi en… 1991. Un symbole des temps.
Kishida démultiplie les références à son ancêtre politique Ikeda Hayato : il reprend son slogan de « doubler le revenu des ménages », joue sur le parallèle historique que lui, le réconciliateur du Kôchikai (Hayato Ikeda = Kishida Fumio) arrive juste après le très grand mais néanmoins diviseur premier ministre du Seiwakai (Kishi Nobusuke = Abe Shinzô). L’on entend dans l’imaginaire : « une nouvelle ère similaire au bon vieux temps reviendra ». La seule différence, et elle est de taille, est que le Japon n’est plus celui des années 1960.
Ainsi, « redistribuer » de nos jours signifie non plus clientéliser par des cadeaux fiscaux les petites entreprises des villes, largement lessivées par la vague néolibérale et alors que la majorité des grandes entreprises publiques ont été privatisées, mais redistribuer de l’argent aux ménages : environ 1000 euros par enfant, pas moins, propose le premier ministre Kishida. Vous êtes personnel de soin ou éducateur en crèche ? 3% d’augmentation du salaire mensuel, tout de suite. Mais l’opinion ne comprend pas vraiment le sens de tout cela, et se demande « que fait-il de nos impôts ? On ne sait pas ce que l’on fera de cet argent ! » ; il est dur de traiter l’électorat du consommateur comme l’on a traité, jadis, l’électorat de la petite entreprise et du salarié de la moyenne entreprise.
Opérer un virage généreux au centre est difficile après 30 ans de réformisme. Ceci d’autant plus, que le Seiwakai de Abe se tient en embuscade au tournant. Les médias, certes, surestiment Abe. On le surnomme le « faiseur de roi », on s’imagine qu’il peut faire et défaire les ministres, tandis qu’il est à la tête de la faction la plus puissante numériquement du PLD. Mais Abe n’a pas réussi à imposer Taka’ichi Sanae en septembre dernier. Contre toute attente, Kishida, le chef d’une très ancienne faction rivale du Seiwakai que l’on pensait vouée à l’oubli avec l’ancien monde, a pris le pouvoir, et mis le pied dans la porte. Ceci, à une époque où l’on répétait à l’envie encore à la veille du scrutin que « les factions n’avaient plus d’importance » ; on a l’impression que, tout d’un coup, elles n’ont jamais eu autant d’importance. On commence à parler des prochaines élections internes du PLD comme on en parlait avant les années 2000, en calculant le savant équilibre des factions au sein du parti. Kishida saute sur l’occasion de la défaite de Amari dans sa circonscription pour nommer à sa place à la tête du parti Motogi Toshimitsu, membre de l’autre faction historique du « courant conservateur principal ». L’on parle d’une réunion entre plusieurs factions qui s’étaient séparées du Kôchikai, telle que la faction de Asô Tarô, ex-principal allié de Abe au sein de l’appareil du PLD et seconde plus grosse faction ; une réunion qui, de facto, rendrait le « Grand Kôchikai » aussi puissant que le Seiwakai de Abe, lequel pourrait faire gagner Kishida (ou son successeur) aux prochaines élections internes et établirait une alternance durable au centre.
Que cela se réalise ou non, il faut comprendre que des mécaniques internes sont à l’œuvre pour essayer de construire un nouveau gouvernement durable qui n’est pas et ne sera pas le gouvernement de Abe. Conservateur certes au sens qu’il est nostalgique et donnera priorité à l’alliance américaine, il sera aussi capable de plus souvent négocier avec l’opposition « comme au bon vieux temps » du système de l’après-guerre, du temps de la « politique du consensus ». C’est du moins ce qu’il veut provoquer : un retour au « capitalisme japonais », par opposition à une démocratie occidentale, un capitalisme occidental, plus brutal et moins soucieux des autres.
Pour convaincre de son projet, aussi bien convaincre le peuple japonais aux urnes que les autres factions pour une « grande alliance » vers une alternance interne au PLD, il a à peine une demi-année : l’été prochain, où auront lieu les élections pour la chambre haute. A cette occasion, selon l’étendue de l’échec ou de la victoire, Kishida sera mené à démissionner ou à proroger son gouvernement. S’il démissionne, l’on verra alors aux élections internes si la nouvelle mécanique des factions aura réussi à « faire sortir » le PLD de sa période de droitisation et de toute puissance du Seiwakai, pour commencer un nouveau cycle.
La question de savoir si Kishida réussira son pari est ouverte. Il a mis le pied dans la porte. Si « leadership » fut le mot d’ordre des années 90, « redistribution » semble le mot à la mode désormais. Dans les évolutions qui se dessinent actuellement, le monde aura besoin d’un Japon doté d’un vrai plan de développement et de bien plus que d’un leadership, mais d’une société juste, forte mais toujours pacifique, face à la montée de pays asiatiques « illibéraux » qui fascinent de plus en plus. Seule une société de liberté juste peut être attirante pour faire face à la montée de la Chine. L’on peut s’interroger : Kishida est-il le début d’un nouveau cycle de la politique japonaise qui reviendra sur le réformisme parfois trop zélé des années 1990, respectueux des idiosyncrasies japonaises sans surinvestir les symboles conservateurs comme Abe put le faire, ou sera-t-il un Julien l’Apostat qui marquera les dernières étincelles d’une ancienne vision du politique qui n’a pas admis son heure ?
Kishida Fumio assis sur le siège du président du parti, premier ministre du 100ème cabinet du Japon depuis l’instauration du système de gouvernement à l’occidentale en 1885. Outre l’esthétique du chiffre, saura-t-il rendre l’honneur perdu de sa faction, qui fut mise hors du pouvoir durant 30 ans ?
De même que le Seiwakai fut mis aux portes du pouvoir des années 70 aux années 2000 pour finalement revenir et prendre le contrôle du parti, l’on peut croire que le Kôchikai et le « courant conservateur principal », minorisés et mis hors du pouvoir depuis trente ans, reprendront de la vigueur. Si cela arrive, l’opposition de gauche elle-même, qui s’est nourrie de nombreux politiciens du courant conservateur principal qui ont « fui » le PLD en voie de droitisation, devra requestionner son identité, et cela créera de nouvelles dynamiques dans l’opposition qui ne sont plus celles que l’on voit depuis les années 1990.
Je ne sais ce qui se passera demain, mais je sais que peu d’observateurs réalisent combien le premier ministériat de Kishida Fumio, tout juste validé par ces élections, est proprement un tournant dans l’histoire politique japonais, en tout cas le plus énorme depuis dix ans si rien n’arrive, et depuis trente ans si tout arrive.
En cela, contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne s’agit nullement d’une reconduction automatique du PLD au pouvoir, mais bien d’une élection historique surprenante.
STEPAN
Note : Par convention, tous les noms dans cet article sont donnés dans l’ordre japonais, c’est-à-dire dans l’ordre du nom suivi du prénom.
La traduction des noms des partis ne respecte pas toujours la traduction anglaise officielle, car elle se détourne parfois du sens japonais. J’ai décidé arbitrairement les traductions que je leur préférais.
Petite bibliographie sélective liée au sujet ou citée dans l’article
KITAOKA Shin’ichi, 北岡伸一, Jimintô seiken no 38 nen, 『自民党 政権の38年』, Chûkôbunko, 中公文庫, 2008
NAKAKITA, Kôji中北浩爾, Jimintô seiji no henyô『自民党政治の変容』, NHK shuppan, NHK出版, 2014
NAKAKITA, Kôji中北浩爾, Jimintô : ikkyô no jitsuzô自民党 ―「一強」の実像, Chûkôshinsho, 中公新書, 2017
ÔI, Akai, 大井赤亥, Gendai nihon seij – « kaikaku to seiji » no orutanateibu『現代日本政治史 ― 「改革と政治」のオルタナティブ』, Chûkô bunko 中公文庫, 2021
ÔSHITA, Eiji 大下英治, Kôchikai no gyakushû : hoshu-honryû no meimon habatsu宏池会の逆襲、保守本流の名門派閥, Kadokawa Shinsho 角川新書, 2018
Quelques Vidéos YouTube
La chaîne du site « 選挙ドットコム » consacré à l’analyse de toutes les élections ayant lieu au Japon de manière méthodique et chiffrée
https://www.youtube.com/c/thesenkyo/videos
Explication didactique de l’interprétation possible d’une partie des résultats lors de l’élection générale par le journaliste Kakutani Kô’ichi :
https://www.youtube.com/watch?v=n03W8thTYx4
Pour approfondir, analyse du même Kakutani Kô’ichi sur les conséquences de l’élection de Kishida comme premier ministre au lendemain des élections internes du PLD :
https://www.youtube.com/watch?v=hCc9ZiCmOso
Analyse des résultats par le journaliste politique du journal Nikkei Shinbun, Suzuki Tokuhisa
https://www.youtube.com/watch?v=f33pbMAUsXQ