25 juillet 2022 par Jean Mermoz
[Peinture : Moines copistes dans un scriptorium, in Livre des Jeux, XIIIème – Bibliothèque de l’Escurial, Madrid]
Dans la catégorie des clichés qui ont la peau dure, celui faisant du Moyen-Âge une période « obscure » tient une place de choix. Pourtant, les historiens ne ménagent pas leurs efforts afin d’apporter quelques nuances à un tableau aux allures d’une création de Pierre Soulages. Malgré tout, le Moyen-Âge se voit souvent invoqué lorsqu’un argumentaire en mal de comparaisons désobligeantes nécessite un exemple percutant. Ainsi peut-on souvent lire ou entendre des affirmations péjoratives y faisant référence, tel le fameux : « c’est le retour au Moyen-Âge », bien souvent asséné au mépris total de la vérité et de l’honnêteté intellectuelle. La raison en est que ce genre d’assertion a le triple avantage d’être facile, péremptoire et de donner au propos soutenu une teinte de supériorité morale, car dans l’imaginaire collectif, le Moyen-Âge, toujours méconnu du grand public, constitue la pire période de notre histoire, guerres mondiales mises à part. Il s’oppose dans les esprits, consciemment ou non, à l’âge d’or supposé de l’Antiquité, qui l’a précédé, et à la « Renaissance » qui lui a succédé, deux périodes qui, à l’inverse, bénéficient d’une aura beaucoup plus méliorative et positive. Cette représentation simpliste et biaisée semble ne pas avoir de réelles limites : l’imaginaire se nourrissant lui-même, il est difficile de voir où commencent et où s’arrêtent les accusations proférées contre cette période, et force est de constater que les fables perdurent de génération en génération.
Pour en comprendre la raison, il faut d’abord comprendre ce qu’est l’Histoire, comment elle se découpe, et surtout pourquoi un tel découpage. En fait, il est nécessaire de faire un peu « d’historiographie », c’est-à-dire de faire l’histoire de l’Histoire ; de voir comment et sur quelles bases s’est construit ce champ d’études, et de connaître le contexte dans lequel ces savoirs ont été élaborés. Car même si, théoriquement, le but de l’historien est d’être le plus objectif possible (lorsqu’il est honnête), il ne l’est qu’au terme d’un travail intellectuel complexe ; après avoir fait l’effort de s’être détaché des biais liés au contexte de l’époque dans laquelle il vit. Aujourd’hui, on constate une croissance de l’instrumentalisation des études historiques par tous les bords politiques. Si le problème était déjà présent lorsque la discipline a pris un essor considérable, au XIXe siècle, cette instrumentalisation est facilitée de nos jours par une inculture crasse et organisée via la destruction de l’éducation nationale depuis plusieurs décennies, donnant par là même un pouvoir « éducatif » aux productions fictives (cinéma, séries, romans…) qui ne cherchent pas nécessairement à faire autre chose que distraire. Ajoutez à cela la primauté de l’émotion sur la raison et il est proprement illusoire d’espérer qu’un jour la pensée collective puisse avoir une juste vision du Moyen-Âge, ou d’une quelconque période historique d’ailleurs. Bien entendu, à l’inverse, il ne s’agit pas non plus de véhiculer une nostalgie mal placée ou de se faire l’avocat inconditionnel d’un accusé, mais de faire en sorte de comprendre une société avec son contexte, lui-même en constante évolution.
I : La « construction » du Moyen-Âge
Revenons d’abord aux bases. Lorsque l’on parle de l’histoire en tant qu’objet d’étude en France, nous parlons classiquement d’une période allant de l’invention de l’écriture il y a environ 3000 ans avant J.-C. jusqu’à nos jours. 5000 ans donc, traditionnellement découpés en quatre périodes historiques :
– L’« Antiquité » : de – 3000 à 476 et la chute de l’Empire romain d’Occident.
– Le « Moyen-Âge » allant de cette date à 1492 et la découverte des Amériques par Christophe Colomb.
– La période dite « Moderne » de 1492 à 1789.
– La période « Contemporaine » partant de la Révolution française jusqu’à nos jours.
Cette périodisation, mise en place par les historiens français du XIXe siècle, n’a de pertinence qu’à travers l’image que ces hommes se faisaient de l’histoire et de l’image qu’ils voulaient véhiculer.
Le problème global que pose cette chronologie est que, si cela pouvait coller à la vision des historiens du XIXe et à leur manière de faire de l’Histoire, l’étude historique a évolué et il est difficile de s’en tenir aujourd’hui à ce découpage. D’une part parce que les dates importantes des évolutions économiques, culturelles, sociales, religieuses ou politiques ne se superposent pas tout en étant interdépendantes ; d’autre part, parce que ce découpage ne peut s’appliquer que sur un territoire relativement restreint. Comme l’expliquait Jacques Le Goff, l’histoire ne connait en réalité pas de rupture brusque mais évolue par le fait de courants profonds. On pensera également à Fernand Braudel et sa théorie du « temps long ». Au-delà du temps, l’espace est aussi à prendre en compte et si elles sont assurément pertinentes en ce qui concerne certains sujets, les frontières géographiques peuvent être un frein à l’étude historique et aboutir à des angles morts dans les travaux de l’historien. Le courant de l’ « Histoire globale », popularisée il y a peu par Sanjay Subrahmanyam est en cela une bonne idée lorsqu’elle n’est pas instrumentalisée par des historiens au service d’une idéologie gauchiste tel un Patrick Boucheron.
Ainsi, cette périodisation très Française n’est pas exactement la même en Allemagne ou en Angleterre. Et même en France, elle est comme je le disais aujourd’hui nuancée. Aussi, elle est totalement différente en Asie par exemple, où le Moyen-Âge japonais s’étend du XIIe siècle au XVIe siècle.
Pourquoi nos historiens du XIXème siècle ont-ils donc découpé l’Histoire de la sorte et pourquoi ont-ils « inventé » le Moyen-Âge ? La période n’a pourtant rien de cohérent. Mille ans séparent les premiers médiévaux des derniers, c’est-à-dire autant d’années qui nous séparent du règne du roi Robert II. Au mieux, peut-on y voir quelques éléments relativement homogènes, à l’image du contrôle de l’Église sur l’aspect social de la vie, et encore… Ce découpage, comme dit plus haut, datant du XIXe siècle, est le fait d’historiens tel le célèbre Jules Michelet, et s’inscrit dans une démarche politique et idéologique. À cette période, l’Histoire officielle, bien que découvrant les bases de sa méthodologie scientifique, se voyait parallèlement instrumentalisée au service de la modernité, des idées révolutionnaires et de la République. Les goûts étaient aux classiques, aux antiques, tant en art et en littérature qu’en politique. On invoquait volontiers les Grecs et leur « démocratie » ou Rome et sa République comme modèles de vertu. Une vertu qui aurait commencé à être retrouvée artistiquement et politiquement à partir du XVIe siècle.
Ainsi, afin de légitimer ce renouveau politique et culturel, il était nécessaire de lui trouver un antagoniste qui pourrait incarner ce que l’on souhaitait rejeter. Une période s’étalant sur plus ou moins 1000 ans était parfaite pour cela et on lui donna le nom de « Moyen Âge ». Si le terme est globalement nouveau, l’idée était en revanche empruntée aux humanistes italiens de la Renaissance qui partageaient le même dégoût envers cette époque qui les séparait de l’Antiquité.. Temps de la monarchie et de l’Église, on en releva tout ce qui pouvait s’apparenter à des errements, et on en inventa d’autres. On fit de l’homme médiéval un arriéré en proie à tous les malheurs et un inculte n’ayant aucune liberté. Un temps d’horreurs, entre une Antiquité révérée que l’on aurait pendant ce laps de temps oublié, et le début d’une restauration de cette même Antiquité que Michelet qualifia, pour la discipline historique, de « Renaissance », terme nouveau en histoire mais qui circulait déjà dans les cercles intellectuels depuis les années 1830.
Les nombreuses fadaises nées de cette relecture intéressée ont ensuite été reprises par les romanciers et les auteurs de livres scolaires, toujours dans le but de valoriser leur époque en montrant en quoi elle pouvait être plus juste et vectrice de progrès que ce passé barbare et violent, figé en un bloc uniforme. Cette histoire fut tellement martelée qu’elle s’est ancrée dans tous les esprits. Après quoi, la culture de masse du XXe siècle a repris les mêmes poncifs afin d’alimenter ses récits de fictions. Un problème qui n’en serait pas un si l’école faisait son travail et s’il était possible pour chacun, par son savoir, de démêler un minimum le vrai du faux ou du moins d’avoir la curiosité de le faire. Mais ce n’est pas le cas, et la culture générale de la population est telle que certaines personnes aujourd’hui pensent qu’une espérance de vie de 30 ans signifie que les personnes de 35 ans avaient, aux yeux de leurs contemporains, un âge canonique.
II : Une vision toujours biaisée du passé
La réalité est que s’il y avait effectivement des guerres, des morts, des maladies et des pauvres, l’image que nous avons généralement de la politique médiévale, de la justice, de la religion, de la vie et de la société dans son ensemble sont globalement fausses ou excessivement simplistes, pour ne rien dire de réels mensonges qui passent pour vérités indéboulonnables.
Cette vision biaisée et caricaturale est également alimentée par le fait qu’il soit nécessaire, afin d’appréhender une période aussi ancienne, de s’extraire du présent, de ne pas observer ce passé à travers le prisme de notre réalité, celui de nos mœurs ou de nos coutumes. Il faut prendre du recul et s’efforcer de se détacher de notre contemporanéité, car le contexte d’une période est la clef permettant sa compréhension. C’est ce que nous devrions tous faire, mais ce n’est pas une démarche intuitive. Cela demande un travail sur soi incessant pour acquérir et conserver ce réflexe sans lequel notre vision est assurément faussée.
Prenons une notion comme le bonheur. Si l’on s’amuse à faire un micro-trottoir pour demander aux passants s’ils pensent que leurs ancêtres du Moyen-Âge étaient plus heureux qu’eux, les réponses seront assurément négatives. Pourtant ils n’en savent rien, et il y a fort à parier que la plupart, si ce n’est tous, ne soient qu’assez peu versés quant à l’histoire de la société médiévale. Cette vision automatique nous vient par le matraquage caricatural que l’on nous offre du Moyen-Âge au quotidien, mais aussi parce que nous analysons inconsciemment tout par le biais de notre expérience. C’est naturel. Donc comme nous croyons savoir que les gens du Moyen-Âge devaient sans cesse échapper à la mort et que ce n’est pas notre cas, alors sans doute devaient-ils être plus malheureux. Pourtant il y a toujours des guerres dans notre monde, des maladies, et tout un panel de plaies qui n’existaient pas avant. Lors d’une discussion à ce sujet, on me dit « oui, mais, ils n’avaient pas la médecine moderne, le chauffage, l’électricité, etc. » C’est sûr. Mais comment peut-on être malheureux de ne pas posséder quelque chose dont l’idée même n’existe pas ? Du plus, on pourrait rétorquer qu’ils n’avaient pas non plus de pollution sonore, qu’ils pouvaient se baigner dans les lacs et rivières sans craindre un cancer de la peau ou que leur monde n’avait aucune chance d’être paralysé à cause d’une coupure de courant. Et nous pourrions continuer longtemps à comparer l’incomparable, tant notre période n’a rien à voir avec la leur dans quelque domaine que ce soit. D’où l’importance de se référer au contexte adéquat.
C’est cette incapacité à faire abstraction de notre environnement qui rend si facile l’instrumentalisation de l’Histoire par les différents bords politiques, que ce soit pour encenser notre époque ou au contraire, pour la dénigrer. Nous pouvons mettre tout ce que nous voulons sur le dos de l’Histoire, lui faire dire tout et son contraire, procéder à tous les jugements possibles, s’adonner à la téléologie et commettre tous les anachronismes. Comme au XIXe siècle, la bêtise se réinstalle à des fins politiques avec quelques mises à jour post-modernes, des saints médiévaux LGBT jusqu’au retour d’un « roman national » souvent pour le moins contestable.
Si le XXe siècle nous a donné de très bons historiens sur lesquels nous appuyer, une question se pose. Va-t-on encore pouvoir faire confiance aux nouvelles générations alors que le milieu universitaire est en train de s’américaniser, que le gauchisme gagne toujours plus de terrain, que l’on distribue des doctorats de complaisance et que le niveau universitaire dans son ensemble est en chute libre ? Comme ce ne sont certainement pas les youtubeurs/influenceurs de tous bords qui apporteront la solution malgré la bonne volonté de certains, libre à chacun de se complaire dans ses certitudes ou de faire l’effort d’un minimum de travail, quand bien même la réalité serait moins spectaculaire que l’imaginaire et ne servirait pas comme nous le voudrions notre vision du monde.
Camarade Aymeric