L’humanisme et l’idéologie humaniste ou la double face ombre et lumière et l’ambiguïté du mythe de Prométhée

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Promethee

3 mars 2024 par

Philosophie

Nicolas Sébastien Adam, Prométhée enchaîné, 1762, musée du Louvre

 

Réflexion sur l’humanisme et l’idéologie humaniste le prométhéisme de l’émancipation et le prométhéisme de l’illimitation et sur la sagesse du mythe de Prométhée, double héros solaire et lunaire, à mi-chemin d’Adam et de Satan :

Si, par l’émancipation de la Terre à l’égard du Ciel et l’intronisation du sujet humain en maître et possesseur de son destin, l’humanisme a certes marqué le passage de l’hétéronomie à l’autonomie, par la promotion de la culture et de l’enseignement ou le projet d’une « science active et charitable » (Leo Strauss), visant au bonheur et à l’amélioration du sort des hommes, à la conservation de la santé et à la diminution et au soulagement de la souffrance, il s’est très largement aussi soldé par la découverte et l’affirmation d’une autre forme de transcendance et d’hétéronomie.

L’humanisme désigne le mouvement d’émancipation, né à la Renaissance puis poursuivi par les Lumières, par lequel l’homme moderne, cessant de faire de l’au-delà son principal horizon de sens, devenant à lui-même son propre fondement et se mettant à la place du siège divin, part du principe que c’est en prenant le pouvoir sur le monde, sur la Nature et sur les choses, qu’il déploie sa liberté et actualise l’essence de son être.

Si l’humanisme consiste pour l’homme à se définir comme une créature conçue non plus à l’image de Dieu et à partir d’un modèle divin préétabli mais désormais de ses propres mains et à partir de l’image qu’il se donne lui-même, le grand défi devient alors de retrouver en soi un au-delà de soi, un grand Autre, un destin d’énigme et un horizon transcendant, susceptibles de donner un sens à l’existence.

Tout le pari de l’humanisme moderne est ainsi d’arriver à retrouver une transcendance dans l’immanence ou, c’est tout un, de reconstruire les rouages de l’hétéronomie dans un monde marquée par une autonomie structurelle (Marcel Gauchet), à la fois politique, juridique, historique, cosmologique et ontologico-historiale.

Par un principe d’auto-fondation et d’autonomie structurelle, l’homme moderne, qui s’émancipe de la tutelle divine et devient désormais à lui-même son propre centre de référence, s’érige du même coup, pour le meilleur et pour le pire, à la fois en maître et possesseur, mais aussi en producteur et en premier responsable de son propre destin.

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À partir de là, chez les Modernes, le passage d’un prométhéisme de l’émancipation à un prométhéisme de l’illimitation et de l’auto-divination repose sur l’erreur, la croyance et l’illusion selon lesquelles l’homme ne ferait pas partie de la Nature, serait comme un colon voué à l’exploiter, et que la Terre, plutôt qu’une Terre-mère, un englobant immunitaire, un cosmos et un habitat naturel, serait une matière inerte, axiologiquement neutre, qu’il peut ainsi refaçonner à son gré.

Tempérament et état d’esprit fondés sur un mélange d’illusion, de démesure et de confusion entre le rêve et la réalité, l’idéologie humaniste, par un complexe d’auto-fondation radical qui confine au complexe de Dieu, considère qu’il n’y a aucune utopie, que la notion d’impossible et d’irréalisable et qu’en dernier lieu les limites de la condition humaine ne sont qu’un mensonge liberticide et auto-castrateur.

Tout en étant la singerie et la fille illégitime de l’humanisme véritable, qu’on le veuille ou non, l’idéologie humaniste en reste toutefois la fille réelle, c’est-à-dire une face ombre, un risque naturel, une pente négative et un mauvais démon que ce dernier portait dès l’origine dans son logiciel.

Fondée sur la perversion du mythe initiatique de Prométhée, l’idéologie humaniste, plutôt qu’un philanthrope, un héros fondateur et civilisateur associé à la liberté et à l’émancipation du genre humain, tend à faire de lui un être autotélique de destruction, de fuite en avant progressiste et anthropocentrique et de domination et de réification du monde par la Technique.

Elle a en d’autres termes pour effet de gommer sa face lumière et son noyau spirituel (sa proximité avec Adam, le premier homme), pour se limiter à sa face ombre (sa proximité avec Satan, symbole de la liberté qu’a l’homme de faire le Mal et s’auto-détruire), c’est-à-dire d’en retirer le meilleur pour n’en garder que le pire.

Si les diverses idéologies prométhéennes (progressisme, bougisme, transhumanisme, individualisme libertaire, néolibéralisme, etc.) arrivent à juste titre à voir en Prométhée un héros solaire et civilisateur et un bienfaiteur de l’humanité, colporteur du feu de la connaissance, du savoir technique et de l’émancipation, elles oublient souvent le deuxième aspect incontournable de son identité, à savoir qu’ayant les vices de ses vertus et les faiblesses de ses forces, il est toujours potentiellement aussi un héros lunaire, enchaîné, condamné au calvaire et à l’impuissance en punition de son hubris.

Face à la tentation de l’homme de s’adonner à ses divers fantasmes auto-destructeurs de démesure et de toute-puissance ou de s’en remettre aux grands systèmes rassurants et aux diverses idéologies, c’est-à-dire à des interprétations du monde à la fois manichéennes, messianiques, unilatérales, réductrices et simplifiées, le mythe, qui, comme celui de Prométhée, ouvre, au contraire, à la sphère de l’énigme, de l’incertitude, de l’ambiguïté, du paradoxe et du compromis, lui permet de s’initier à la complexité du réel et au tragique de l’incarnation et lui apprend à exprimer sa liberté.

Ambroise Marcilhacy

Bibliographie :

François Flahault, Le crépuscule de Prométhée. Contribution à une histoire de la démesure humaine, Paris, Mille et une Nuit, coll. Essai, 2008.