Typhon (1902) de Conrad, roman maritime, allégorie du vaisseau de la Modernité dans un contexte diluvien de crise du sens encore valable aujourd’hui

Articles
Typhon

17 avril 2024 par

Littérature

Livre Typhon

Au XIXe siècle, sur le vapeur Nan-Shan, navire de commerce qui vogue sur la mer de Chine avec sa cargaison de coolies, le capitaine MacWhirr, son jeune second Jukes et le chef mécanicien Salomon Rout, vont affronter la terrifiante épreuve d’un typhon.

Personnage placide, pragmatique, sans culture ni imagination, méprisant les livres et qui ne parviendra en dernier lieu à surmonter le péril suprême, à sauver son équipage et à ramener son navire à bon port que par son gros bon sens et son simple instinct de survie, le capitaine MacWhirr pourrait représenter sur un mode allégorique le retour à l’élémentaire, qu’il s’agisse du monde de la vie husserlien ou des grands fondamentaux du sacré, que, par effet de chute ascensionnelle, toute phase de Renaissance et de découverte d’un Nouveau Monde, marquée par une angoisse du gouffre, une perte de repères et la quête d’un nouvel espace immunitaire métaphysique réadapté, entraîne naturellement.

Conrad

Joseph Conrad (1857-1924)

À l’aune du contexte historique de l’écriture du roman à la fin XIXe siècle, le typhon pourrait représenter l’entrée dans le siècle des excès, qui, marqué par le réveil de forces titanesques (deux guerres mondiales, totalitarismes, brutalisation des sociétés européennes, etc.), mit violemment en échec le grand rêve progressiste de l’idéologie des Lumières et révéla l’incapacité de ses valeurs bourgeoises, humanistes, rationalistes, individualistes et démocratiques, à assurer leur survie par elles-mêmes.

Dans Typhon, les caprices, la violence, la cruauté et la toute-puissance destructrice des éléments naturels et la métaphore du vaisseau en pleine tempête peuvent ainsi notamment être vus comme un symbole du tragique de l’Histoire, c’est-à-dire de la négativité radicale inscrite au cœur de la condition humaine, qui, tôt ou tard, finit toujours par mettre en échec les diverses visions idéologiques ou déterministes du monde, désireuses de simplifier la marche du devenir historique en la réduisant à un sens unilatéral et préfixé.

800px combat de zeus contre typhon5012612888129229249

La figure mythologique de Typhon

À l’image d’Au cœur des ténèbres ou du reste de l’œuvre maritime de Joseph Conrad, dans laquelle le navire, l’équipage et le capitaine, qui représentent une communauté d’hommes guidés par un chef dans une même aventure et un même destin collectifs, peut à chaque fois être vu comme un symbole politique et une allégorie du vaisseau de la Modernité, Typhon pose aussi la question de savoir comment rendre l’horreur habitable, ou, c’est tout un, comment transformer un no man’s land anthropologique (ce qui, comme l’ère de la mort de Dieu, n’a plus ni racines, ni lois, ni fondements, ni points de repères, ni centre de gravité ou horizon de sens transcendant) et le site du monstrueux en nouveau sol natal, en maison de l’être et en habitat humain digne de ce nom.

Dans un contexte actuel, marqué par le triomphe de la Bête de la mer (le Léviathan, variante biblique du Typhon grec), nomos de la mer simpliste et perverti, reposant sur les quatre piliers de la mobilisation infinie, de la Modernité liquide dissolvante, du nihilisme post-moderne et de l’impérialisme thalassocratique anglo-saxon, Typhon de Conrad, par ses divers personnages, donne des indications pour diriger en eaux troubles le vaisseau de la Modernité, le but étant notamment de lui éviter le naufrage, de progressivement le ramener dans des eaux plus calmes et de lui permettre de repartir à la conquête de l’infini et d’horizons de sens inédits.

Ambroise Marcilhacy