4 juillet 2024 par Jean Mermoz
Si, au sein d’une certaine séquence historique, un homme politique parvient à se hisser au rang de grand homme, outre le rôle joué par son talent, ses qualités humaines et individuelles ou le caractère authentiquement grandiose de ses œuvres et de ses réalisations, c’est aussi et surtout parce qu’il a réussi à s’imposer face à la société sous les traits imposants d’un modèle paternel, c’est-à-dire d’une figure tutélaire, à la fois bienveillante, protectrice et digne de confiance et d’un référent structurant capables, à l’image du père vis-à-vis de l’enfant, de la guider, de lui indiquer le chemin à suivre, de lui montrer les réalités supérieures qu’elle ne peut pas voir d’elle-même, et de lui permettre, à travers lui, d’assurer sa survie, d’affirmer sa souveraineté, d’affronter le tragique de l’Histoire, et, en dernier lieu, d’assumer son destin collectif.
D’un point de vue anthropologique, au même titre que les religions ou le culte des dieux et en particulier celui du Dieu monothéiste (unique, éternel, omnipotent, à la fois punitif et aimant, craint et aimé), la figure du grand homme s’enracine dans le besoin vital de l’être humain de disposer d’un Père, c’est-à-dire d’un modèle à suivre, à imiter et à admirer et d’une figure d’autorité, pourvoyeuse d’immunité et d’infinité, qui puisse satisfaire sa soif de racines et d’absolu et incarner et personnifier la Loi (et tout le socle et toute la somme d’universaux, de normes, de règles, de devoirs moraux, de lois écrites et non-écrites, d’évidences partagées, de hiérarchies, d’interdits, de commandements et d’interdits structurants allant de pair) dans son double volet archaïque et symbolique.
À l’image de Moïse et du Dieu monothéiste, deux figures paternelles idéalisées qui, en contrepartie de leur culte, de leur adoration et de leur fidélité, prirent la tête du peuple juif (alors opprimé par les pharaons d’Égypte) comme un Père promettant à des orphelins abandonnés de veiller sur eux, de faire d’eux ses enfants bien aimés, puis de les mener à maturité, le grand homme est celui qui, tel le capitaine d’un navire vis-à-vis de son équipage, indique à son peuple où aller, lui donne un cap (selon un angle stratégique et visionnaire) et lui montre comment se défendre et se battre, affronter le tragique et affirmer sa souveraineté, pour, en dernier lieu, assurer sa survie collective, persévérer dans son être et perpétuer son devenir sur la scène de l’Histoire.
À l’image de l’Ancienne Alliance, contrat d’association universelle qui fonda la religion monothéiste, le contrat social rousseauiste, au travers duquel les sociétaires, par transfert de souveraineté, vont renoncer à une part de leur liberté pour recevoir en échange un statut de citoyen, un destin de peuple et une protection de la part de l’État, peut, lui aussi, se concevoir comme un pacte filial et œdipien, pourvoyeur d’immunité et d’infinité, qui permet à l’individu de passer de l’enfance à l’âge adulte et d’accéder à une autonomie véritable.
En termes d’imaginaire symbolique, face à cette vision pastorale et archi-politique du grand homme comme capitaine de navire, berger d’un troupeau ou Père œdipien, qui, dans notre période de temps de guerre et de crise aggravée, va par la force des choses devoir être réhabilitée, ou face à la vision maternelle et maternante du politique qui avait pu prévaloir dans les Trente Glorieuses, où, dans une ère a-tragique d’abondance et de non-violence, ce dernier pouvait se limiter à des questions d’intendance (sécurité routière, lutte contre le cancer, etc.), notre système actuel de gouvernance technocratique, qui ne retient que l’aspect manipulatoire et aliénant du biopouvoir, de l’anthropotechnique, de l’ingénierie sociale et de la gestion de parc humain, et ne dresse pas l’homme par foi en lui et pour le mener à l’autonomie, mais pour en faire un esclave et un consommateur passif, participe, lui, au contraire, très nettement des archétypes de la Mère terrible (corrompue, corruptrice, infanticide et déshumanisante) et du Père de la horde (figure de domination totalitaire et tyrannique et de pur asservissement).
Bibliographie :
Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, chap. « Le grand homme », p. 207.