15 août 2025 par Jean Mermoz
Dans la pensée d’Aristote, la tyrannie constitue par excellence la forme de gouvernement la plus ignoble qui soit. Le pouvoir despotique est indifférent à toute idée de légitimité, de responsabilité et de bien commun, ne gouverne qu’à son seul profit et pour sa seule jouissance. Soumis à ses plus vils instincts, le tyran use et abuse de son pouvoir absolu en vue d’assouvir ses seules passions égoïstes, et non dans l’intérêt supérieur de la communauté. Ne sachant inspirer à son peuple que la révulsion, il fonde son pouvoir arbitraire sur la violence, la peur et la manipulation, qu’il substitue à la souveraineté de la loi.
Le tyran, toutefois, ne le devient jamais par accident. Aristote observe les circonstances qui favorisent l’apparition des despotes. L’attribution d’un pouvoir considérable, une charge publique, une richesse personnelle ou une aura populaire, en est une première. L’existence de tensions sociales très fortes au sein d’une société marquée par l’extrême inégalité, en est une seconde. Que le tyran se présente comme le défenseur des foules opprimées ou comme l’incarnation de l’oligarchie violente, il profite des climats de division pour accroître sa puissance et soumettre la loi à ses volontés. Dès lors que son pouvoir est sans limite, le tyran ne songe plus qu’à le conserver. Aussi ne cherche-t-il pas à gouverner dans l’intérêt de sa communauté, qu’il considère comme sa propriété personnelle, mais dans son seul intérêt particulier. De même, le tyran n’aspire pas à faire respecter les lois d’utilité commune, et encore moins à s’y soumettre lui-même, mais seulement à faire régner sa loi arbitraire. L’obsession du tyran ne consiste ainsi qu’à rester maître de sa cité comme il est le maître de ses esclaves.
Pour y parvenir, le despotisme met au point une véritable entreprise d’aliénation à l’encontre de ses sujets, qu’Aristote résume comme suit. « Le but permanent de la tyrannie : « d’abord, l’abaissement moral des sujets ; car des âmes avilies ne pensent jamais à conspirer ; en second lieu, la défiance des citoyens les uns à l’égard des autres ; car la tyrannie ne peut être renversée qu’autant que des citoyens ont assez d’union pour se concerter. Aussi, le tyran poursuit-il les hommes de bien comme les ennemis directs de sa puissance, non pas seulement parce que ces hommes-là repoussent tout despotisme comme dégradant, mais encore parce qu’ils ont foi en eux-mêmes et obtiennent la confiance des autres, et qu’ils sont incapables de se trahir entre eux ou de trahir qui que ce soit. Enfin, le troisième objet que poursuit la tyrannie, c’est l’affaiblissement et l’appauvrissement des sujets ; car on n’entreprend guère une chose impossible, ni par conséquent de détruire la tyrannie quand on n’a pas les moyens de la renverser » (VIII, IX, §8). Le pouvoir tyrannique, au sens d’Aristote, repose donc sur trois piliers fondamentaux : « la défiance des citoyens entre eux, leur affaiblissement et leur dégradation morale » (§9).
Pour l’assister dans cette entreprise d’avilissement, le despote s’entoure d’êtres malfaisants, mus par l’ambition, l’appât du gain, la volonté de dominer et la flagornerie. Prenant toujours soin de ne pas donner trop de pouvoirs à un être capable de porter ombrage à ses ambitions, le tyran est indifférent à la compétence des gens qui le servent, dès lors qu’ils rampent devant lui et s’exécutent avec zèle. Il s’assure également que les prérogatives qu’il leur accorde les mettent en rivalité les uns avec les autres. Parallèlement, le tyran s’appuie très largement sur les étrangers, qu’il investit massivement dans son entourage comme dans sa garde. Dans la mesure où ceux-ci sont indifférents au sort de la communauté politique, ils sont plus à-mêmes de défendre le tyran contre son peuple, dès lors qu’ils y trouvent leur avantage. Enfin, la tyrannie donne licence aux êtres qui, dans la société, ne menacent en rien son pouvoir. Faisant ainsi confondre licences et libertés, le pouvoir despotique laisse la communauté politique se dissoudre par une guerre de tous contre tous. Les abus des uns favorisant la colère des autres, le système tyrannique s’emploie ainsi à briser tout lien de confiance et de solidarité entre les citoyens, en soutenant une masse d’individus inaptes à la liberté.
Le despote, toutefois, dispose d’une alternative, selon Aristote, qui consiste à manipuler le peuple afin d’en gagner le respect, faute de légitimité pour le conduire. Le philosophe écrit : « Il faut que le tyran paraisse à ses sujets, non point un despote, mais un administrateur, un roi ; non point un homme qui fait ses propres affaires, mais un homme qui administre celles des autres. Il faut que dans toute sa conduite, il recherche la modération et non pas les excès. Il faut qu’il admette dans sa société les citoyens distingués, et qu’il s’attire par ses manières l’affection de la foule. Par-là, il sera infailliblement sûr, non seulement de rendre son autorité plus belle et plus aimable, parce que ses sujets seront meilleurs, et non point avilis, et qu’il n’excitera ni haine, ni crainte ; mais encore il rendra son autorité plus durable. En un mot, il faut qu’il se montre complètement vertueux ou du moins vertueux à demi, et qu’il ne se montre jamais vicieux, ou du moins jamais autant qu’on peut l’être » (VIII, IX, §20).
Toutefois, Aristote précise bien que, des deux manières qu’ont les tyrannies pour se maintenir, par l’avilissement brutal ou par la manipulation du peuple, « la première est bien connue, et elle est mise en usage par presque tous les tyrans » (VIII, VIII, §2). Le pouvoir tyrannique se manifeste ainsi bien plus fréquemment sous sa forme la plus atroce et la plus dégradante, car la toute-puissance d’un homme l’incite bien davantage à l’excès qu’à la retenue. Or, à force de mépris, d’indifférence, d’humiliation, de misère, d’insulte, de débauche, de perversité et de violence, le tyran ne fait que grossir les rangs de ses ennemis, au point de causer sa perte.
Cumulant à la fois les fragilités de l’oligarchie extrême et de la démagogie qu’il incarne tour à tour, le pouvoir tyrannique est un système politique des plus instables. Ne reposant que sur la violence, la corruption et la manipulation, ce type de gouvernement, puisqu’il ignore toute forme de légitimité, se trouve très dépendant des instruments qui lui assurent la domination brute : la force armée, l’argent et l’emprise morale sur ses victimes. Dès lors que l’un ou l’autre de ces attributs vient à lui manquer, le pouvoir du tyran s’écroule. Par ailleurs, l’extrême concentration du pouvoir entre les mains du despote et de son proche entourage finit toujours par révulser une partie de l’oligarchie écartée des affaires ; alors même que ses abus et ses perversités irritent déjà les bons citoyens. Ne pouvant ainsi que multiplier le nombre de ses ennemis, le pouvoir tyrannique se voit bientôt abandonné de tous, au point de susciter la haine, sinon le mépris de son peuple tout entier. Dès lors, l’homme libre, animé par la rage de vaincre, n’a plus qu’à se saisir du tyran et, par un châtiment exemplaire, à mettre fin à son règne de terreur.